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« L’artisan incarne celui dont le sens de l’action n’a pas été perdu »

© Сергей Гладкий

Publié sur www.forbes.fr le 27 février 2017.

Il y a plus de soixante ans, le sociologue Georges Friedmann portait un regard critique sur les conséquences du progrès technique sur le travail. Une analyse en dissonance avec son époque, mais qui semble aujourd’hui tomber sous le coup du bon sens.

Pour plus de productivité, l’économie moderne dans le sillage de la deuxième révolution industrielle s’est convertie à l’organisation scientifique du travail et à son principe de division des tâches. Le problème de l’ancienne organisation ? La flânerie systématique des salariés, comme le note en 1919 F. W. Taylor dans son ouvrage La Direction des ateliers. « La majeure partie de la flânerie systématique est pratiquée par des ouvriers avec l’intention délibérée de tenir leur patron dans l’ignorance de la vitesse à laquelle on peut faire un travail. Cette flânerie est si universellement pratiquée dans ce but qu’on aurait peine à trouver dans un grand établissement un ouvrier travaillant à la journée ou aux pièces, à l’entreprise ou suivant tout autre système ordinaire, qui ne passe une partie considérable de son temps à étudier quelle est la juste lenteur avec laquelle il doit travailler pour convaincre encore son patron qu’il marche à la bonne allure. » Dans ce système, c’est selon Taylor l’ouvrier qui définit le rythme de la production dans l’entreprise… et le patron qui le subit. L’organisation scientifique du travail s’attachera à inverser les rôles. Avec succès ! Mais à quel prix ?

Penser son travail

Ainsi, le travail est parcellisé et l’ouvrier se trouve contraint de n’être qu’un simple exécutant dans des entreprises hautement mécanisées. Les images les plus fortes de ce phénomène, nous les retrouvons dans le film Les temps modernes de Charlie Chaplin, où le personnage de Charlot montre toute l’absurdité des cadences infernales qui sont imprimées sur les chaînes de montage des usines. Pour serrer des boulons du matin jusqu’au soir, il n’est pas besoin d’être hautement qualifié. Le savoir-faire des ouvriers se voit amputé du savoir, confié exclusivement aux cadres de l’entreprise. Reste le faire dans sa version la plus débilitante. Les cols blancs conçoivent ; les cols bleus exécutent. L’ingénieur définit les méthodes qui permettront d’atteindre de manière optimale le résultat attendu ; l’ouvrier se trouve réduit à une force de travail, dont la seule responsabilité — si c’en est une — consiste à appliquer ce que sa hiérarchie lui commande.

Dans les usines, les centres d’appels, ces pratiques héritées du début du XXe siècle sont encore de mise. Évoquons l’exemple très contemporain de ces travailleurs du clic ou clickworkers », travaillant chez eux en répétant des tâches simples sur leurs ordinateurs, le tout pour une rémunération modeste. Nous n’en avons donc pas fini avec cette époque. Georges Friedman préconisait la rotation sur les postes de travail afin de créer et d’entretenir la plurispécialisation. Un moindre mal qui, cependant, ne permet pas à l’ouvrier de se réapproprier pleinement son travail. De penser son travail comme l’artisan n’a jamais cessé de le faire. L’artisan incarne en effet celui dont le sens de l’action n’a pas été perdu ; il est à la fois auteur et acteur de son travail.

Intelligence pratique

Voilà qui explique sans nul doute l’engouement actuel pour les métiers d’art qui permettent de conjurer ce que Georges Friedmann nommait « le travail en miette ». Tout art conjugue en effet techniques et imagination créatrice. Tout art réconcilie le geste et la pensée. Le travail de l’artisan requiert ainsi une forme d’intelligence bien distincte de celle de l’ingénieur, une capacité à penser dans le faire. Une « intelligence pratique » que les Grecs appelaient mètis et que le sociologue et historien américain Richard Sennet définit comme à la fois un savoir de situation et un art de combiner. Résultat ? Une grande faculté d’adaptation, permettant de prendre de la distance avec les procédures existantes pour inventer des solutions.

Bien sûr, tout cela n’est possible qu’en s’affranchissant des cadences qui régissent la production industrielle. Il faut prendre le temps de réfléchir à la meilleure manière de faire, c’est-à-dire problématiser au lieu d’appliquer aveuglément des règles déterminées par d’autres. Prendre le temps également d’expérimenter, d’acquérir et d’affiner ses compétences. Prendre enfin le temps de « sortir la tête du guidon », de rêver, de lâcher prise… conditions essentielles à l’émergence de toute créativité. Qui a dit que toute flânerie était à bannir au travail ?

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