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Pourquoi l’humanité ne réagit-elle pas alors qu’elle sait qu’elle court à sa perte ?

© meo

Paru sur www.usbeketrica.com le 28 novembre 2019.

Notre impuissance collective à résoudre les problèmes liés au réchauffement climatique soulève l’indignation, mais reste en mal d’explications. Le dernier livre du journaliste et scientifique Sébastien Bohler montre comment les neurosciences permettent de mieux appréhender ce phénomène et — peut-être – de le combattre.

Le réchauffement climatique est la conséquence du développement de notre civilisation industrielle qui nous a apporté pendant des siècles du mieux-être incontestable. Mais ces dernières décennies, cette évolution s’est muée en danger. Car réchauffement climatique signifie plus concrètement montée du niveau des océans et engloutissement de nombreux territoires. C’est le cas avec cette marée historique qui a englouti Venise ces derniers jours. Le réchauffement climatique se manifeste également par des dérèglements (tempêtes, canicules) contribuant à la désertification de sous-continents entiers. Illustration en Inde avec en juin dernier un épisode caniculaire mortel, le pire de son histoire. Cette situation intenable va générer des mouvements de migration sans précédent compte tenu de l’importance de la population mondiale (huit milliards d’êtres humains aujourd’hui contre à peine un milliard il y a deux siècles).

Le cerveau, responsable de notre inaction

Comme l’affirme le philosophe Dominique Bourg« on commence à sentir que quelque chose ne marche plus. […]. Bien sûr, nous savions… mais ce savoir ne percolait pas. Celui-ci rejoint aujourd’hui l’expérience sensible. Le dérèglement climatique n’est plus une abstraction »Nous savons qu’il y a danger ; nous éprouvons le danger. Et pourtant nous nous montrons incapables de nous hisser à la hauteur des enjeux en changeant nos comportements et en transformant un système économique basé sur une logique de surexploitation des ressources naturelles dans un milieu limité.

Pourquoi la pensée d’une catastrophe imminente ne nous conduit-elle pas à modifier nos comportements ? C’est la question centrale du dernier ouvrage[1] de Sébastien Bohler, journaliste et spécialiste des neurosciences. Pour l’auteur, le responsable de notre inaction doit être recherché dans notre cerveau. C’est cet organe qui a permis la prodigieuse aventure qui a été la nôtre jusqu’à maintenant. Le langage, l’imagination ainsi que la capacité à coopérer et à élaborer des outils pour transformer le monde ont permis à nos sociétés d’accéder à un niveau hautement technologique.

Le cerveau humain poursuit cinq objectifs essentiels : se nourrir, se reproduire, acquérir du pouvoir, le faire avec un minimum d’effort et capter maximum d’informations sur son environnement. Ces cinq objectifs sont au service de la survie des individus. Lorsque nous atteignons un de ces objectifs, le striatum, un sous-ensemble du cerveau que nous partageons avec une grande partie du règne animal, nous récompense par un shoot de dopamine, l’hormone du plaisir. « Les neurones du striatum, qui charrient de la dopamine et du plaisir en réponse à tout comportement tourné vers la survie, sont le moteur de l’action des poissons, reptiles, oiseaux, mammifères et marsupiaux » (p.31).

Une incapacité à se limiter

Les neurones à dopamine créent des incitations qui nous donnent envie de vivre. Preuve en est : les sujets dont le striatum a été endommagé n’ont plus envie de rien. « Le striatum, c’est la vie » (p.44). C’est cette structure nerveuse qui a dicté notre comportement de survie lors des premiers âges de l’humanité, quand la pénurie et la concurrence sévissaient. Elle a été le facteur déterminant de la survie de nos ancêtres. Il faut comprendre que dans notre évolution, tout ce qui a contribué à donner un avantage est conservé. Aujourd’hui, dans nos sociétés d’abondance, notre striatum devrait être comblé. Mais celui-ci est insatiable ; il se montre incapable de se limiter.

Ce qui est plus particulièrement impliqué ici, c’est le circuit de la récompense, un ensemble de neurones, dont le striatum constitue un pivot essentiel. Ce circuit nous fait déraisonner et préférer l’excès à la modération. Ce circuit de récompense est surtout un circuit d’incitation. Nous sommes des êtres de désir. Et plus nous désirons, plus nous sommes récompensés, plus notre striatum nous récompense. C’est à ce moment que certaines personnes peuvent sombrer dans l’addiction. Avec Internet, l’accès à des images ou vidéos pornographiques est immédiat ; le désir peut être immédiatement satisfait… Mais pour certains il ne l’est jamais ; « les structures profondes de notre cerveau qui nous qui fonctionnent à grand renfort de dopamine ne possèdent pas de fonction stop » (p.63). Sentiment de manque et besoin d’augmenter les doses : ainsi se dessine le cercle vicieux de l’addiction. Sans oublier que le trafic internet dû à la pornographie contribue grandement à la hausse des gaz à effet de serre…

Le striatum est impliqué dans l’avidité pour le prestige, le luxe, les privilèges, le statut et la domination sociale. Le succès des réseaux sociaux réside d’ailleurs dans la construction de statuts sociaux virtuels qui stimulent notre ego. L’humain est programmé pour la comparaison sociale et cherche à se placer au-dessus de ses semblables. C’est pour lui une source de jouissance. Si le capitalisme fonctionne aussi bien, c’est parce qu’il flatte ce penchant naturel pour la comparaison. Il l’amplifie même dangereusement. Et peu importe les conséquences sociales ou environnementales de notre boulimie consumériste sur le long terme ; seule compte l’euphorie du moment.

Les études et prévisions alarmantes nous effraient, mais nous les oublions bien vite. Il nous revient à l’esprit cette phrase attribuée à Slavoj Žižek et Fredric Jameson, affirmant qu’il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme. Nous connaissons en effet exactement la nature des dangers qui pèsent que la planète ; nous mesurons parfaitement le degré d’urgence avec lequel ces problèmes doivent être traités. Et pourtant, impossible de passer véritablement à l’action pour stopper puis inverser la logique du système.

Pour espérer un tel changement, il faut en premier lieu reconnaître la spécificité du rôle joué par le striatum. C’est sur cette partie du cerveau qu’il faut s’appuyer pour initier cette conversion tant souhaitée. Car le striatum est extrêmement plastique.

Valoriser les comportements vertueux

Une première piste proposée par Sébastien Bohler serait de détourner notre tendance à la comparaison sociale pour l’orienter à bon escient, en particulier en jetant la lumière sur des individus exemplaires dans leur comportement en faveur de l’environnement. « […] nous pouvons apprendre à valoriser d’autres comportements que la recherche de nourriture, de sexe, de farniente et de pouvoir. Ces renforceurs primaires sont actuellement les rois du monde parce que l’industrie parvient plus facilement à les exploiter et à les monnayer. Mais ce n’est pas la seule voie traçable » (p.204). Il s’agit de changer de référentiel de valeurs et de créer de nouvelles normes sociales qui permettent aux individus de développer de nouvelles marques de statut, de prestige, de reconnaissance sociale autour du respect de l’environnement. Et de compter sur la contagion des comportements. Médias, politiques et professionnels du marketing doivent s’aligner pour valoriser socialement les comportements plus vertueux. Imitons ces comportements inspirants et notre striatum nous récompensera !

Moins, mais mieux

Une seconde orientation serait d’aller vers davantage de frugalité (de faire moins, mais mieux) et de redécouvrir la satiété, cet état de satisfaction qui ne nécessite pas d’aller plus loin. Il s’agit de passer d’une logique quantitative à une logique qualitative. En mangeant moins de nourriture, mais en la savourant davantage, notre cerveau libère de la dopamine. Preuve qu’on peut être un décroissant heureux ! De même, à l’époque de la crétinisation des esprits, des IRM montrent que les enfants éprouvent plus de plaisir à la lecture d’un livre ou la visite d’un musée qu’en consommant. Bonne nouvelle : il semble possible d’assouvir l’appétit de notre striatum en l’alimentant en connaissances, en cultivant notre curiosité et notre agilité mentale. Des expériences montrent que quand on félicite des sujets pour avoir résolu des problèmes, cela active les neurones dopaminergiques du striatum et stimule les mêmes aires cérébrales que les grands renforceurs primaires que sont la nourriture, le sexe, le statut social ou la paresse.

Les grands problèmes actuels du monde trouvent leur origine dans notre cerveau. Leurs solutions également. Mais quand serons-nous prêts « à vivre avec moins de renforceurs primaires et plus de conscience » (p.243), à œuvrer collectivement pour réussir un tel retournement ?


[1] Sébastien Bohler, Le bug Humain, Pourquoi notre cerveau nous pousse à détruire la planète et comment l’en empêcher, Robert Laffon, 2019.

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