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Rencontre avec Dominique Méda

Interview publiée dans Dirigeant Magazine n°124 – Janvier 2019.

Philosophe et sociologue, Dominique Méda réfléchit aux conditions de passage d’une économie de la quantité à une économie de la qualité. Comment penser une prospérité sans croissance et faire de la contrainte écologique une extraordinaire occasion de transformer le capitalisme et les rapports de travail, voilà les questions qui orientent ses travaux et cette interview pour Dirigeant Magazine.

Dans vos recherches, vous vous attachez à comprendre les évolutions du monde du travail. Aujourd’hui, la crainte est de voir l’IA et les robots remplacer de nombreux emplois, y compris d’ailleurs des emplois qualifiés. Cette crainte est-elle selon vous justifiée ?

Dominique Méda : Depuis le début de la décennie 2010, le discours selon lequel l’automatisation serait sur le point de faire disparaître une part considérable des emplois existants et de révolutionner le travail a connu un développement foudroyant et acquis le statut d’évidence. On peut assez facilement faire le lien entre cette saturation de l’espace académico-médiatique et la publication de quelques ouvrages ou articles séminaux peu nombreux, mais qui ont ensuite été repris en boucle. Le premier est celui de Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee, deux chercheurs du MIT Center for Digital Business, publié en 2011 et intitulé Race Against The Machine. How The Digital Revolution Is Accelerating Innovation, Driving Productivity, and Irreversibly Transforming Employment and The Economy. Dans cet ouvrage, les deux auteurs soutenaient que Rifkin (l’auteur de The End of Work en 1995) avait raison : nous sommes à l’aube d’une « Grande Restructuration » et nous entrons dans « la seconde moitié de l’échiquier », c’est-à-dire dans l’ère où les progrès permis par les technologies digitales vont devenir exponentiels comme le suggère la loi de Moore. Des travaux publiés en 2013 par deux chercheurs de l’Université d’Oxford ont dressé un tableau encore plus précis des conséquences de ces transformations sur les emplois : dans « The Future of Employment : how susceptible are Jobs to Computerisation », Carl Benedickt Frey et Michael A. Osborne ont étudié 702 métiers et estimé la probabilité qu’ils soient remplacés par des machines intelligentes. Pour les Etats-Unis, les auteurs estimaient que 47 % des actifs se trouvent dans des secteurs à haut risque de chômage et que leurs emplois pourraient être remplacés par des robots ou machines « intelligentes » dans un délai de dix à vingt ans. Cette étude a ensuite été copiée de très nombreuses fois. Mais depuis, de nombreuses critiques se sont élevées contre la méthodologie de cette étude : les chercheurs avaient sélectionné 70 postes de travail parmi les 702 de leur base de données. Puis ils s’étaient adressés à des « experts » en machine learning et leur avaient demandé si les tâches correspondant à cet emploi pourraient être suffisamment spécifiées pour être effectuées par les équipements commandés par ordinateur les plus récents. Les évaluations des experts étaient ensuite étendues à l’ensemble des 702 postes de travail considérés. Les chercheurs opéraient de surcroît un saut logique considérant que si une des tâches composant le métier était automatisable, l’ensemble du métier l’était. L’étude faisait de surcroît une place centrale au déterminisme technologique : toutes les innovations technologiques seraient bonnes, s’imposeraient facilement ; il n’y aurait de résistance ni des consommateurs ni des travailleurs ; il n’y aurait pas de problème éthique, pas besoin de régulation, pas de débat. Finalement en 2016, une étude de l’OCDE a réduit le nombre d’emplois détruits à 9 %. D’autres aujourd’hui évoquent le chiffre de 21 millions d’emplois créés. Conclusion : personne ne sait ce qui va se passer et surtout à mon avis le message essentiel est : ne laissons pas les GAFAM décider à notre place ! Organisons de vastes débats et mettons en place des régulations si nous ne voulons pas que quelques grandes multinationales décident de notre avenir à notre place. Car, qu’il s’agisse de la question du nombre d’emplois ou de la qualité du travail, les risques de déshumanisation du travail et de perte de contrôle des évolutions sont très élevés.

Vous étiez opposé à l’introduction du revenu universel. Quelles étaient les raisons de cette méfiance à l’égard de ce dispositif ?

Dominique Méda : J’ai toujours été plutôt méfiante vis-à-vis de la mise en œuvre d’un tel dispositif. Dans mon tout premier livre, Le Travail. Une valeur en voie de disparition, publié en 1995, je plaidais pour (re)distribuer l’ensemble du volume de travail disponible à tout instant sur l’ensemble de la population en âge de travailler – et je n’ai pas changé. En effet, le travail reste – plus encore aujourd’hui qu’auparavant – une norme et un idéal dans notre société. Depuis la fin du XXe siècle, en particulier dans les sociétés occidentales, le travail est plébiscité dans ses dimensions expressives : on en attend de plus en plus une possibilité de s’épanouir, de se réaliser, de s’exprimer, de dire aux autres qui on est. Le sociologue allemand Voswinkel écrit que le travail est devenu la principale arène dans laquelle faire montre de ses capacités et susciter l’admiration. Ma crainte est aussi que ce revenu ne serve de bonne conscience à une société qui verserait une allocation de première nécessité aux plus pauvres pour réserver à ceux qui ont eu la chance de rester dans le système productif la meilleure part et que l’on ne crée ainsi une sorte de secteur réservé aux handicapés sociaux. Le risque est grand également, si on verse cette allocation, que les entreprises n’en profitent ensuite pour supprimer toutes les règles qui organisent le « marché » du travail et ne s’autorisent à baisser considérablement les salaires. Quant à l’idée de distribuer à toutes et tous, réellement, une somme d’environ 1000 euros (car si la somme est inférieure alors on tombe dans ce que je disais auparavant), elle ne semble possible qu’à condition d’augmenter très considérablement les impôts des plus riches, ce qui en l’état actuel de la liberté de circulation des capitaux et du médiocre consentement à l’impôt me semble difficile. Surtout, avec un montant total avoisinant le montant des dépenses de protection sociale (plus de 700 milliards) il y a un risque majeur que l’on ne remette en cause une partie de celle-ci.

Vous avez changé d’avis sur la question du Revenu Universel durant la dernière campagne présidentielle. Pourquoi ce revirement ?

Dominique Méda : Il est vrai que pendant la dernière campagne présidentielle, j’ai co-signé avec une dizaine d’économistes dont Thomas Piketty et Julia Cagé une tribune proposant un genre de revenu universel qui correspondrait en fait plus aux propositions du rapport Sirugue et qui nous semblait devoir constituer un vrai progrès : il s’agissait de garantir à chacun de disposer d’une somme minimale (nettement supérieure au RSA actuel), versée automatiquement et individualisée. Le bénéfice de l’allocation aurait été ouvert aux jeunes de 18 à 25 ans (cette allocation d’autonomie constituant un progrès majeur). On n’aurait pas eu besoin de verser la somme à tout le monde, puis de la récupérer par l’impôt : dans le cas d’un salarié, et grâce à la mise en œuvre du prélèvement à la source, au lieu de prélever les cotisations sociales et la CSG puis de verser la prime d’activité, on aurait défalqué le montant du RU des prélèvements. Un tel scénario est très éloigné, me semble-t-il, de l’actuelle proposition de Revenu Universel d’Activité proposé par le Président de la République qui semble un mixte curieux du Revenu Universel de Benoît Hamon et de l’Allocation Sociale Unique proposée par François Fillon : la crainte est que la fusion de plusieurs allocations ne tire l’ensemble vers le bas et ne soit pas capable de tenir compte des spécificités de chaque population.

Notre société glorifie le travail. Certaines personnes – des patrons de PME notamment — regrettent que les jeunes générations n’accordent plus autant d’importance à la « valeur travail ». Ce désengagement est-il selon vous réel ? Et si c’est le cas, qu’est-ce qui l’explique ?

Dominique Méda : Il s’agit là d’un stéréotype qui ne s’appuie sur rien de solide. Dans le livre que nous avons écrit avec Patricia Vendramin, et qui s’appuie sur plusieurs enquêtes nationales et internationales, nous avons mis en évidence que les jeunes étaient aujourd’hui beaucoup plus attachés au travail que les plus âgés. Plus que ces derniers, ils plébiscitent le sens du travail et veulent avant toutes choses un travail intéressant, leur permettant d’être utiles et d’utiliser leurs capacités. Mais n’oublions pas deux points déterminants pour comprendre leurs pratiques et leurs comportements : d’une part, ils connaissent un taux de chômage et des difficultés d’entrée sur le « marché du travail » que leurs aînés n’ont pas connus ; d’autre part, les entreprises ne contribuent sans doute pas à leur donner un formidable exemple d’engagement loyal et à durée indéterminée… Ils sont en effet systématiquement embauchés en CDD, servent souvent de variables d’ajustement, ont des conditions de stage souvent très médiocres pendant lesquelles ils sont extrêmement peu payés. En résumé, s’ils peuvent sembler parfois moins engagés que les générations antérieures, cela a certainement à voir avec le recul général de la stabilité et de la loyauté qui est constaté en matière de relations de travail… Mais leur souhait de s’investir dans des activités ayant du sens est plus solide que jamais.

Avec Erik Heyer et Pascal Lokiec, vous publiez un ouvrage qui nous propose une « autre voie » pour la France. Selon vous, pouvons-nous conserver notre modèle social français, protecteur et solidaire ? Et comment ?

Dominique Méda : Oui nous le pouvons, mais si nous respectons un certain nombre de conditions sine qua non. Nous montrons dans ce livre que les organisations internationales, la Commission européenne et les gouvernements français ont accumulé les erreurs depuis la grande crise de 2008. La plupart ont d’ailleurs reconnu celles-ci : pensons à Olivier Blanchard par exemple qui a reconnu en 2013 s’être trompé sur le multiplicateur budgétaire. Autrement dit, en déployant des politiques d’austérité et en se focalisant sur la réduction de la dette, le FMI et la Commission européenne ont fait retomber l’Europe dans sa langueur. Idem pour les politiques de désinflation compétitive, que l’Allemagne a inauguré en 2002/2003 en faisant cavalier seul : ces politiques consistent à prendre des parts de marché aux voisins et sont donc hautement non-coopératives. Il faut rompre avec toutes ces politiques et plus généralement il faudrait (enfin) que nous puissions retrouver un minimum de contrôle sur les flux de capitaux auxquels nous avons donné libre cours depuis la fin des années 1990 : le FMI lui-même désormais reconnaît que nous avons été trop loin et évoque même dans la fameuse note de 2017 un éventuel retour au contrôle sur la circulation des capitaux. Nous devons aussi rompre avec cette idée fausse que notre modèle social serait coupable et expliquerait la situation française. La « rigidité » du Code du travail et le « poids » du système de protection sociale sont des boucs émissaires commodes alors que ce dont nous manquons c’est d’une politique d’investissement massive. Attention néanmoins : ce n’est pas la croissance que nous voulons voir relancée, mais l’activité. Car désormais chacun est en train de comprendre que le PIB est un indicateur grossier et trompeur. Comme j’ai tenté de l’expliquer dans La Mystique de la croissance, il nous faut rompre d’urgence avec la religion de la croissance, et adopter d’autres indicateurs pour guider nos politiques : empreinte carbone, Indice de santé sociale. Il nous faut investir massivement dans la transition écologique, dans la refonte de notre système énergétique, dans la recherche et l’éducation : nous avons estimé l’investissement annuel nécessaire à 20 milliards minimum pendant 10 ans, des sommes qui ne pourront qu’entraîner des créations massives d’emplois non délocalisables.

On accuse le capitalisme d’être la cause du péril écologique, non sans raison. Les anticapitalistes – en particulier l’économiste Frédéric Lordon, affirme que le problème, ce n’est pas l’« homme », mais le capitalisme. Le capitalisme selon eux est irréformable et qu’il faut le détruire. Etes-vous en phase avec cette radicalité ? Est-il possible selon vous de mettre le capitalisme au service des êtres humains et de la vie ?

Dominique Méda : En effet, de nombreux auteurs (dont aussi Jason Moore, Christian Bonneuil…) rappellent que ce n’est pas l’humanité tout entière qui est responsable de la situation dans laquelle nous nous trouvons, mais quelques pays qui ont déployé le mode d’être capitaliste sur toute la surface de la terre, notamment au début, l’Angleterre et les Etats-Unis. Je voudrais quand même juste rappeler que les pays non capitalistes, et en particulier l’URSS, ont fait au moins autant que les pays capitalistes en matière de pollution, d’émissions de gaz à effet de serre et de poursuite d’objectifs purement quantitatifs d’augmentation de la production. Je pense donc que l’explication est à chercher au-delà du capitalisme, dans la poursuite du « toujours plus » dont parlait Bertrand de Jouvenel dans Arcadie. Essais sur le mieux-vivre, et en fait la poursuite de la puissance. J’irai même encore plus loin : je me demande — c’est la thèse que je développe dans Qu’est-ce que la richesse ? et dans La Mystique de la croissance — si ce n’est pas plus profondément notre désir d’humanisation de la nature, de mise en forme du monde sous la forme de l’usage pour l’humain qui explique la situation catastrophique dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui. Adam Smith a aussi une très belle explication : il dit que nous admirons les riches et voulons les imiter et que c’est ce qui explique nos désirs infinis de possession. Il y voit à l’œuvre de la providence cherchant à rétablir une forme d’égalité entre les humains. Mais si cette providence n’existe pas…

Au cours de votre carrière, vous avez régulièrement rencontré le CJD pour faire part de vos positions, échanger… Quel regard portez-vous sur ce mouvement patronal ?

Dominique Méda : Je trouve vraiment intéressant et important qu’il existe un mouvement patronal autre que les deux que nous connaissons, MEDEF et CPME. Je regrette que ce mouvement ne soit pas représentatif : nous avons absolument besoin d’une autre voix patronale, et même entrepreneuriale. Aujourd’hui l’entrepreneuriat est mis à toutes les sauces. On confond auto-emploi et entrepreneur. J’aime beaucoup l’article de Nadine Levratto et Evelyne Serverin qui remet les pendules à l’heure et met en évidence les différences majeures entre un vrai entrepreneur ou un vrai travailleur indépendant et ces statuts dégradés qui ont été inventés pour sortir les individus du salariat à moindres frais. On a absolument besoin d’une réflexion sur ce qu’est une entreprise aujourd’hui et sur la manière dont celle-ci peut être démocratiquement organisée, sujets qui ont toujours été au cœur de la réflexion du CJD comme la qualité des produits et de l’emploi ou la question écologique.

Si vous aviez un conseil à donner à un dirigeant de TPE PME ?

Dominique Méda : J’aurais envie de lui dire de miser à fond sur la voie de la démocratisation et de la qualité : pas celle de « l’entreprise libérée » qui trop souvent sert de paravent à la suppression de l’encadrement intermédiaire, mais celle de la cogestion où la place réservée aux salariés est déterminante. Si de nombreuses expérimentations s’avéraient concluantes, c’est tout notre modèle qui pourrait basculer.

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