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Rencontre avec Edgar Morin

Interview publiée sur www.dirigeant.fr le 25 juin 2017.

Penseur transdisciplinaire et indiscipliné, Edgar Morin continue inlassablement à montrer la voie et à nous alerter sur les dangers d’un monde « contrôlé par l’incontrôlable ». Lucide et combatif, le philosophe en appelle à une prise de conscience mondiale afin de « démentir l’avenir », pour reprendre une formule de Cioran. Car le pire n’est jamais certain.

Que vous inspire la situation politique française suite à l’élection présidentielle ? Assiste-t-on selon vous à une véritable recomposition ou bien à un simple changement de façade ?

Edgar Morin : Nous en sommes au stade de la décomposition des partis traditionnels. Se pose maintenant la question de la recomposition. La coalition macronienne rassemble des morceaux des anciens partis. Elle est constituée d’une diversité à l’image de la diversité qui composait ces partis traditionnels qui ont implosé. A l’image de la bicyclette, debout tant qu’elle roule et qui tombe à l’arrêt, Emmanuel Macron est condamné au dynamisme. Si ce dynamisme prend fin, le gouvernement peut devenir un ramassis hétéroclite. Mais on ne peut encore savoir si, à partir d’En Marche, une forme d’organisation politique renouvelée peut se former. La gauche – socialistes, écologistes, insoumis — est en miettes. Un parti d’extrême gauche peut-il se structurer pour peser sur la vie politique française ? Cela me semble difficile. Un parti de tradition sociale-démocrate peut-il se reconstituer ? C’est mal engagé. A droite, la force du FN reste intacte. Et la recomposition d’une droite modérée reste une perspective incertaine. Mais selon moi, le problème d’une recomposition nécessite une pensée politique. Et c’est précisément ce qui fait défaut. Chez les modérés, il y a eu avec Tocqueville un fondement de la réflexion sur l’homme, l’histoire et la société. Idem à gauche avec Marx et Proudhon. Aujourd’hui, il faut repenser totalement et urgemment l’Homme, l’Histoire, la Société et imaginer ce que l’on peut faire pour changer les choses. Une recomposition politique ne suppose pas simplement de rassembler des femmes et des hommes mus par la même indignation, mais de trouver des fondements théoriques qui permettront de nouvelles manières d’envisager la vie en commun. La recomposition nécessite une pensée, antérieure à un parti.

La guerre en Syrie, le drame des migrants, les attentats, l’élection de Trump, les velléités expansionnistes de la Russie, l’inexorable basculement de la Turquie vers l’autoritarisme, l’urgence environnementale… Nous avons le sentiment de nous rapprocher inexorablement de l’abîme. Quelles sont les raisons d’espérer encore ?

E.M. : Nous sommes dans une période que je qualifierais de régressive. Vous évoquez des processus régressifs qui nous ramènent à des formes closes, autoritaires et dangereuses de la politique, en particulier avec les fanatismes. Tout cela nous rapproche de l’abîme, mais ces processus restent locaux, sauf en ce qui concerne la Syrie. Mais il y a un risque que ces conflits s’internationalisent. N’oublions pas non plus les tensions entre la Corée du Nord et les Etats-Unis, entre l’Inde et le Pakistan. Ces pays possèdent l’arme atomique. Mais la course vers l’abîme ne se réduit pas à cela. Le processus de mondialisation, qui tient à trois moteurs couplés (techniques, sciences, économie), échappe au contrôle de la pensée humaine. Cette absence de maîtrise a créé un péril pour la biosphère. Elle accroît les inégalités et génère de nombreuses perturbations. Tout est contrôlé par l’incontrôlable. Ainsi, la spéculation financière peut bloquer les réserves nourricières de blé ou de riz et menacer gravement la survie de certaines populations. A partir de tout cela se développent tous les ferments d’inquiétudes, sources de fermeture obtuse, de recherche de boucs émissaires, de fanatisme. Tous ces facteurs nous mènent probablement vers l’abîme. Mais le probable n’est pas sûr. Un sursaut de prise de conscience à un niveau à la fois élevé et global reste toujours possible. Tout reste encore ouvert.

Vous avez été membre du PCF avant d’en être exclu en 1950. Vous restez un homme de gauche. Pensez-vous que le capitalisme actuel peut encore se réformer lui-même ?

E.M. : Si on contraint le capitalisme à se réformer, il se réformera. Toutes les avancées de la social-démocratie, concrétisées par l’Etat-Providence, ont été rendues possibles par l’action des syndicats et des partis de gauche. Jusqu’à présent, tous les ministères ont été contrôlés par les lobbys financiers. Ces lobbys ne sont pas le capitalisme lui-même, mais une excroissance du capitalisme. Ces lobbys représentent des intérêts du capitalisme financier, c’est-à-dire d’un capitalisme qui a cessé d’être productif pour se réfugier dans la spéculation pure. S’il n’y a pas d’action concertée des Etats pour supprimer les paradis fiscaux, s’il n’y a pas un effort d’envergure pour faire reculer ce phénomène, alors le capitalisme ne se réformera pas de lui-même. La réforme vient toujours de la contrainte. Bien sûr, il y a également des facteurs internes au changement, des prises de consciences individuelles, notamment dans les entreprises. Mais on en reste au plan individuel. Il faut des forces positives qui jouent une complémentarité antagoniste. C’est cela la complexité. La complémentarité antagoniste de l’ensemble des populations qui souffrent des méfaits de la spéculation. Les effets de l’agriculture industrialisée sont néfastes pour la santé des populations, urbaine comme rurale. Si les consommateurs s’unissent — et c’est en train de se produire —, alors les choses peuvent changer, même si aucune force politique ne les pousse. Par exemple les grandes surfaces s’ouvrent de plus en plus au bio ; elles suppriment les conservateurs… Les choses changent parce que les mentalités évoluent sous la pression de collectifs.

Dans La voie, vous soulignez la multiplicité des initiatives de la société civile visant à créer des solidarités nouvelles, loin des gouvernements, des médias et des partis. Comment selon vous rassembler ce qui est épars et construire une modernité alternative ?

E.M. : Il s’agir de rassembler l’action des associations et des individus qui œuvrent de façon très diverse (entreprises agroécologiques, entreprises de l’économie sociale et solidaire, convivialistes, secours catholique ou populaire…). Le problème est qu’elles se confédèrent. Leurs chefs ont pris l’habitude d’être des souverains inconditionnels ; ils répugnent à se fondre dans une organisation commune, même si elle n’est pas contraignante. J’ai, il y a un an, fait un appel (« Changeons de voie, changeons de vie »[1]). Hulot a fait de même. Les colibris également. Au lieu de faire un appel commun, nous sommes restés sur nos divisions, nous nous sommes dispersés. En général, ce sont les organisations les plus puissantes qui tendent à garder leur autonomie. Rassembler toutes ces initiatives, c’est difficile, mais c’est selon moi une condition sine qua non pour transformer. Mais il ne suffit pas de rassembler des bonnes volontés. Là également, il faut une pensée politique. C’est ce qu’il manque et c’est ce sur quoi je vais travailler prochainement en lançant une série de conférences sur les bases philosophico-scientifiques d’une refondation de la pensée politique.

Le Centre des Jeunes Dirigeants d’entreprise développe depuis plus de quinze ans un parcours de formation pour dirigeants de petite et moyenne entreprise qui place en son cœur les savoirs de la complexité. Quel est l’intérêt pour un dirigeant de petite et moyenne entreprise de s’intéresser à la pensée complexe ?

E.M. : Il y a deux problèmes-clés pour les dirigeants. Celui de l’entreprise elle-même, qui renvoie à la façon dont elle est organisée et le marché, à savoir le monde extérieur. Concernant l’entreprise elle-même, il s’agit de comprendre que ce qu’on appelle la compétitivité ne s’obtient pas principalement par la contrainte ou par l’accroissement du temps de travail, c’est-à-dire par des moyens quantitatifs. Il faut savoir qu’une compétitivité peut s’obtenir par les échanges, les communications… La complexité est un problème interne à toute organisation et le propre d’une organisation complexe est d’être à la fois centriste, polycentriste et acentriste. Elle doit avoir une part d’elle-même « anarchique » et une autre part « contrôlée ». Une organisation produit des qualités qui n’existent pas chez les éléments qui la constituent. Elle est plus que la somme des parties. Et à la fois elle est moins que la somme des parties, au sens où elle brime des aptitudes et des qualités qui auraient pu s’exprimer. L’organisation interne doit ainsi être complexe et unir des impératifs contradictoires : efficacité et humanité, responsabilité individuelle et collective. L’anthropologue Gregory Bateson a mis en évidence le concept de double bind, la double contrainte, à savoir l’apparition de deux injonctions contraires face auxquelles il faut prendre une décision. Le dirigeant doit être conscient de tous les impératifs contradictoires auxquels il est confronté et, à un moment, il doit savoir faire un pari, tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre. La tension et le paradoxe sont inhérents à l’activité du dirigeant. La pensée complexe est nécessaire à la réflexion de l’entrepreneur : elle ne lui fournit pas des solutions automatiques, mais elle le questionne. Et en dernier ressort, ce sera à l’entrepreneur de décider, en fonction des circonstances. Le deuxième cas, c’est le marché, le monde, le marché devenu mondial. Le marché devenu mondial est devenu aléatoire, il n’est plus protégé. Dans ce cas-là, nous arrivons au problème de ce que j’appelle « l’écologie de l’action » et que l’on peut résumer ainsi : toute décision est un pari. Un pari qui nécessite une stratégie que l’on peut toujours corriger et actualiser en fonction des événements. Il faut en revenir à la notion de stratégie qui à la base est militaire : quand on entre en campagne, il s’agit de profiter des hasards et des informations qui nous viennent sur l’ennemi et être capable en conséquence de modifier ses plans. Sur le terrain des opérations militaires, il faut à la fois un commandement centralisé et laisser l’initiative aux soldats. Prenons un autre exemple, celui du football. Pour marquer un but, il y a deux solutions : soit l’action collective, soit l’exploit individuel. Les grandes équipes savent allier les deux. Dans l’entreprise, il y a également cette nécessité double du « très individuel » et du « très collectif ». Toutes les oppositions complémentaires sont des problèmes de complexité qui se tranchent par la stratégie.

Certains dirigeants cherchent à développer l’autonomie de leurs collaborateurs, de créer un cadre qui permette à chacun de prendre des initiatives, voire de devenir « intrapreneur ». Parfois, cette volonté se heurte à la résistance des intéressés. Comment comprendre ce décalage – pour ne pas dire contradiction — entre les intentions de certains dirigeants, mues par des valeurs progressistes, et les comportements de leurs collaborateurs ?

E.M. : Tout être humain est traversé par deux aspirations antagonistes. Une aspiration à l’autonomie et l’initiative d’une part ; une aspiration à la sécurité et au confort de l’autre. La Boétie a bien vu cela dans son Discours sur la servitude volontaire. Pourquoi les masses acceptent-elles la dictature d’un seul ? Ce n’est pas seulement parce qu’elles ont peur, mais parce qu’il est confortable intellectuellement d’obéir, de ne pas prendre de responsabilité. Avec ces personnes, il importe d’entrer en compréhension réciproque et peut-être satisfaire chez elles des aspirations étouffées jusque-là. Cela suppose d’établir le dialogue.

Votre conseil à un dirigeant d’entreprise ?

Outre la prise en compte de la pensée complexe, il importe selon moi d’accepter l’incertitude comme l’élément essentiel de la vie. Au XVIIIe et XIXe siècle, l’incertitude révélait un manque : celui de nos connaissances et des causes des phénomènes. Il faut changer cette mentalité. Il faut substituer une vision où cet univers est le jeu et l’enjeu d’une dialogique (relation à la fois antagoniste, concurrente et complémentaire) entre l’ordre, le désordre et l’organisation. La stratégie, comme la connaissance, demeure une navigation dans un océan d’incertitudes à travers des archipels de certitudes. Je conseillerai également aux dirigeants d’entreprise d’être animés par le sens de la solidarité et de la responsabilité, principes au cœur de toute éthique. Responsabilité et solidarité envers les salariés et l’ensemble des parties prenantes, mais aussi envers la société et l’Humanité tout entière. La situation actuelle a permis que se forme chez les dirigeants un sens de la responsabilité civique. Les dirigeants que je connais ont développé la conscience qu’on ne peut faire entrer l’entreprise dans l’économique pur. Les dirigeants peuvent contribuer à changer les choses. Non pas imposer leur vision, mais contribuer activement à la citoyenneté.


[1] https://changeonsdevoie.org/

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