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Rencontre avec Dominique Bourg

Le philosophe Dominique Bourg

Interview publiée sur www.dirigeant.fr le 17 septembre 2019.

Engagé dans les dernières élections européennes, le philosophe Dominique Bourg livre pour le site dirigeant.fr ses réflexions sur l’arrivée au premier plan médiatique des questions écologiques. Premier temps de cet entretien.

Les enjeux écologiques depuis plusieurs mois semblent enfin occuper le devant de la scène médiatique. Comment expliquez-vous ce phénomène ?

Dominique Bourg : Signe des temps, deux députés en viennent à proposer des mesures impensables il y a encore quelques années. Delphine Batho propose d’interdire tout vol intérieur vers des destinations reliées par le train en moins de cinq heures. François Ruffin quant à lui souhaite interdire les lignes aériennes lorsqu’un autre mode de transport permet d’effectuer le même voyage avec au maximum 2 h 30 de plus que le temps de vol effectif d’un avion. En Suède, le flygskam, « la honte de prendre l’avion », se développe. Le débat est lancé. Le moment-clé pour moi a été l’été 2018 ; pour la première fois, les gens ont senti qu’il y avait un problème de climat. La Suède, pays très boisé, a été confrontée à une canicule inédite avec des incendies spectaculaires. En septembre 2018, au sortir de l’été, de nombreuses manifestations ont vu le jour avec des seuils de mobilisation jamais atteints (100 000 personnes en France). On commence à sentir que quelque chose ne marche plus. Nous passons directement de l’été à l’hiver, puis de l’hiver à l’été. Bien sûr, nous savions… mais ce savoir ne percolait pas. Celui-ci rejoint aujourd’hui l’expérience sensible. Le dérèglement climatique n’est plus une abstraction. La canicule de fin juin avec un record historique dans le Gard de 45° vient de nous rappeler cette donne nouvelle.

Aujourd’hui, quel constat faites-vous à la suite des élections européennes – élections pour lesquelles vous étiez la tête de liste Urgence Ecologie — et du bon score de EELV ?

Dominique Bourg : Le constat que l’on peut tirer de ces élections, c’est qu’en France, personne ne pouvait ne pas mettre l’écologie en avant. La question écologique apparaît comme incontournable. C’est assez surprenant dans notre pays. Les populistes sont d’ordinaire plutôt hostiles à la question climatique (Trump, Bolsonaro, …), mais le Rassemblement National est le premier parti populiste à sortir de ce déni en poussant le thème du localisme. Mais le localisme est une mauvaise approche du problème, car tout ne peut pas être local. C’est intéressant sur des questions de circuits courts. Mais nous sommes obligés d’importer. Par rapport au vivant et au climat, le localisme est une approche ridicule ; les problèmes ne s’arrêtent pas aux frontières. Les frontières, cela fonctionne bien quand on est d’accord de part et d’autre. Les frontières, cela ne pèse pas lourd face à l’hypothèse de deux milliards de réfugiés climatiques. Le localisme est un enfermement face aux problèmes mondiaux qui se posent à nous. Cela ne colle pas avec l’échelle Terre à laquelle se posent les grands défis. Le localisme est une idée astucieuse, mais étroite et absurde. Le localisme prôné par le RN révèle le fait qu’on ne peut plus faire de la politique sans soulever la question écologique. L’écologie s’impose comme un référentiel. C’est une victoire culturelle.

Quid de la compatibilité entre les mesures nécessaires pour « redresser la barre » et le modèle capitaliste ?

Dominique Bourg : La hauteur de nos flux d’énergie carbonée et de matières nous conduit à excéder ou à approcher les limites planétaires (climat, biodiversité, cycles de l’azote et du phosphore, usage des sols, usage de l’eau, acidification des océans, etc.). Ces mêmes flux nous conduisent également à épuiser les ressources indispensables à nos activités économiques. Ceux-ci dépendent étroitement de nos techniques, et plus encore de nos niveaux de consommation et de la démographie mondiale. Ces flux de matières et d’énergie sont sous-jacents à nos activités économiques. Nous devons aujourd’hui choisir entre une hauteur d’altération qui rendra la vie très difficile et une hauteur permettant des conditions de vie plus supportables. Les mesures pour ralentir le processus de détérioration vont à l’encontre du système capitaliste actuel, sans être pour autant contraires à l’émergence de poches hautement capitalistiques. L’objectif est clair : il faut faire baisser les flux de matières et d’énergie. Difficile d’envisager atteindre cet objectif sans que le PIB ne baisse lui aussi, puisqu’un point de PIB est lié à une certaine quantité d’énergie et de matières consommées. Force est de constater, après des décennies d’efforts plus ou moins soutenus, que nous ne parvenons pas à découpler la croissance du PIB de la croissance des flux de matière sous-jacents. Les solutions à mettre en œuvre sont contradictoires avec l’injonction à croître toujours plus. D’autant plus que la croissance a qualitativement changé ; elle ne délivre plus les bienfaits qu’elle procurait. C’est l’occasion de repenser ce que nous appelons prospérité.

Il y a l’économie circulaire ou l’économie dite positive, compatible avec la croissance…

Dominique Bourg : Certes, la transition écologique implique de forts investissements verts, mais non sur le long terme. Réduire à l’échelle mondiale de 50 % les émissions de CO2 en 10 ans, on n’y arrive pas avec la croissance et la technique, mais seulement par un changement de comportements et de civilisation. L’écologie dite positive, compatible avec la croissance, est un mirage. On ne peut pas échapper à la décroissance. De même, on ne peut pas tout recycler. L’efficacité du recyclage reste conditionnée au volume de matière entrante. Or on ne recycle jamais la totalité de ce qui entre. Et avec la croissance, on cherche à augmenter toujours plus les quantités entrantes. Cela ne marche pas, même dans une économie circulaire. Cette dernière ne constitue pas une démarche de progrès, mais un nouveau type de société industrielle. L’économie circulaire ne se réduit pas à une simple boucle, car l’économie industrielle forme un système complexe, aux interactions infiniment nombreuses entre différents sous-systèmes hétérogènes et à toutes les échelles de temps et d’espace. L’économie circulaire minimise notamment les ponctions et les impacts irréversibles sur les ressources naturelles. Il nous faut entrer dans une logique « permacirculaire », c’est-à-dire qui permette d’inverser les flux qui débouchent sur le franchissement des limites planétaires et de revenir à une empreinte écologique à la mesure de la Terre. Lesmoyens de ce retour peuvent emprunter des trajectoires économiques variées. J’en dénombre trois. D’abord une voie high-tech très capitalistique, utile au moins pour un temps aux autres activités. Ensuite celle de l’économie sociale et solidaire, avec un fort ancrage territorial et des ressources locales. Enfin, une voie expérimentant des modes de vie et de production à basse empreinte, aussi bien à l’échelle locale qu’internationale.

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