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Étiquette : Psycho

Les techniques de manipulation, est-ce efficace ?

© Can Stock Photo / SergeyNivens

Publié sur www.lesechos.fr en octobre 2012.

Les livres présentant les techniques de manipulation fleurissent en librairie. Qui ne souhaiterait pas arriver plus facilement à ses fins, notamment dans son environnement professionnel ? Au final, la déception apparaît à la hauteur de la promesse.

Paris Gare de Lyon, mercredi 10 octobre 2012. Avant de m’engouffrer dans le dernier train pour Lyon, je m’empresse d’acheter le dernier hors-série d’un grand titre de presse afin d’occuper mes deux heures de voyage à venir. Trois ou quatre titres de livres, judicieusement mis en évidence sur les étals, ne peuvent qu’attirer mon attention. Tous ont un point en commun : ils traitent d’un seul et même thème : celui de la manipulation.

Dans un lieu qui brasse chaque jour plusieurs milliers de cadres ou d’employés, la volonté de mettre en avant ce type d’ouvrages n’est pas anodine. Et elle fait mouche ! Qui ne désirerait pas en effet connaître quelques astuces pour influer sur les autres et les convertir à ses projets ? Quel commercial ne souhaiterait pas d’être plus efficace dans la vente d’un produit ou d’un service ? Plus fondamentalement, quel être humain ne rêverait pas d’assujettir son semblable sans même que ce dernier ne s’en rende compte ?

Manipuler à son échelle

L’utilité de ce genre d’ouvrages semble justifiée. Dans un milieu des affaires et plus largement du travail qui n’est pas tendre, quelques techniques, même un peu sujettes à caution, s’avèrent non seulement utiles, mais indispensables pour imposer un peu de sa volonté et réussir quelques coups. Parfois, nécessité fait loi. Des scrupules, il faut faire table rase.

Car finalement, nous sommes tous manipulés dans la société qui est la nôtre. L’affirmer, c’est enfoncer une porte ouverte. La publicité, les médias, les politiques… tous exercent sur nous un pouvoir dont la séduction confine à la manipulation. Sur le net, un texte attribué (sans doute à tort d’ailleurs) à Noam Chomsky et largement repris sur la toile met au jour dix de ces stratégies de manipulation des masses. Pourquoi nous priver à notre échelle d’un pouvoir que beaucoup n’ont que peu de scrupules à utiliser sur nous massivement ? L’éthique, c’est bien beau, mais elle apparaît ici comme un luxe que beaucoup d’entre nous n’ont pas (ou plus) les moyens de se payer.

Contre-manipulation

Et puis connaître ces techniques, n’est-ce pas aussi ipso facto se prémunir contre leurs effets néfastes et s’empêcher de tomber dans le panneau ? C’est d’ailleurs ainsi que certains éditeurs, dont nous saluerons au choix le sens aigu de l’éthique ou la pudeur de l’hypocrisie, markettent habilement leurs titres. On vous montre les ficelles qui lient le pantin au marionnettiste, on vous explique comment les utiliser tout en vous interdisant, mollement, de les agiter à votre tour dans le futur. Ce n’est plus de manipulation dont il s’agit alors, mais de « contre-manipulation » (sic). Un bel exemple de casuistique ! D’autres n’y vont pas avec le dos de la cuillère, et promettent, sans ambages ni faux-semblants, que leur ouvrage permettra au lecteur d’obtenir des autres tout ce qu’il désire. Ou presque…

Le sujet de la manipulation fait vendre et nous en comprenons aisément les raisons. La manipulation joue sur notre frustration de ne jamais (complètement) obtenir ce que nous voulons. Avec la manipulation et ses techniques, l’autre devient un mystère que je peux enfin décoder et sur lequel je peux exercer un pouvoir. Avec quelques stratagèmes, l’autre est réduit un simple objet. La manipulation est inséparable du pouvoir. Prendre les hommes pour des choses, vouloir les dominer, cela à un nom : la perversité. Quelle jouissance que d’imaginer avoir enfin « la main » sur les événements et sur les hommes, même si cela est peu avouable.

Jeux de mains, jeux de vilains ?

La métaphore de la main est importante. Étymologiquement, manipuler signifie en effet « conduire par la main ». Un autre verbe emprunte l’image de la main et de l’usage qui peut en être fait. C’est le terme « manager », étymologiquement « mettre la main ». Manipuler et manager semblent partager une proximité, voire une complicité. Jeux de mains, jeux de vilains ? Il faut de défier des amalgames, même si certains entretiennent volontiers la confusion à ce propos. Ceux qui publient ces ouvrages sur la manipulation ne ciblent-ils pas expressément les « managers », c’est-à-dire des personnes amenées à animer et conduire des équipes ? Pour bien manager, faut-il bien manipuler ? Ces livres restent souvent peu prolixes pour répondre à cette dernière question.

Régulièrement en situation de négociation, avec leurs équipes comme avec leur hiérarchie, avec des clients comme avec des fournisseurs, les managers perçoivent immédiatement ce qu’ils peuvent gagner en utilisant quelques techniques de manipulation. Mais ceux-ci imaginent moins tout ce qu’ils ont à perdre en y ayant recours. Et c’est malheureusement une dimension que ces ouvrages abordent moins, voire pas du tout.

L’illusion de la manipulation

Si la déception est à la hauteur de la promesse, c’est principalement pour trois raisons :

1) Manipuler reste difficile à faire, même si certains ont incontestablement un don en la matière. Un don, ou plutôt une pathologie. Lire une douzaine de livres et participer à des stages autour du sujet (PNL notamment) peut faire de vous sans doute un expert, mais pas automatiquement un excellent praticien. Savoir n’est pas synonyme de savoir-faire, tout comme savoir faire n’est pas synonyme de savoir bien faire.

2) Les techniques de manipulation se répandent et commencent à être connues. Pensons à la synchronisation, technique que met en avant la PNL, et qui consiste à se caler sur le comportement de son interlocuteur en copiant ses gestes et son débit de parole, puis en les réorientant à son avantage. Si un client se rend compte en entretien qu’un de ses fournisseurs essaie plus ou moins habilement de le singer pour mieux le manipuler, nul doute que l’entretien en question tournera court et que l’avenir de la relation commerciale se trouvera remis en cause.

3) Pour Philippe Breton, auteur d’un excellent ouvrage : « Convaincre sans manipuler », le vrai problème de la manipulation est celui de la volatilité de ses effets. S’il est plus ou moins facile pour chacun d’entre nous de se faire berner, nous nous rendons cependant vite compte que notre décision a été extorquée. C’est la raison pour laquelle, dans le domaine de la vente, le législateur a prévu un délai de rétractation de sept jours pour faire marche arrière. Seuls d’authentiques escrocs peuvent donc tirer bénéfice de la manipulation, soit en soutirant rapidement de l’argent à leurs victimes et en prenant la poudre d’escampette (comme dans les ventes au postiche par exemple), soit en maintenant durablement leur emprise sur celles-ci (cas de manipulations mentales liées à une dérive sectaire). Hormis ces cas qui constituent indéniablement des actes condamnés par la loi, la manipulation demeure souvent stérile.

Contre-productives

Difficile et même périlleux pour Monsieur et Madame Tout-le-monde, ni pathologiquement pervers, ni particulièrement cyniques, ni foncièrement malhonnêtes, d’appliquer avec succès ces procédés manipulatoires. Monsieur et Madame Tout-le-monde cherchent d’abord à préserver la qualité de leur relation avec autrui, et peut-être même à l’améliorer. C’est d’autant plus le cas dans le cadre professionnel. S’il convient de mettre un terme aux ravages causés par la manipulation, ce n’est pas seulement pour des raisons hautement éthiques, mais parce que celles-ci s’avèrent au final contre-productives.

Philippe Breton formule à ce propos une proposition que tout dirigeant devrait méditer : « Il faudra un jour faire le bilan de ce qu’a coûté, en pertes réelles, aux entreprises le fait de former une partie de leur personnel à des techniques qui dégradent considérablement l’ambiance et la qualité du travail ». Si l’objectif de ces livres sur la manipulation est de permettre à ceux qui les lisent d’arriver à leurs fins sans éveiller de soupçons, alors celui-ci n’est pas atteint.

Qui manipule qui ?

Si leur objectif est plus d’éclairer le lecteur sur les dangers de la manipulation pour mieux éviter ses pièges, alors la lecture du Gorgias de Platon est autrement plus efficace. « Et s’il fallait que, devant des enfants, ou devant des gens qui n’ont pas plus de raison que des enfants, eût lieu la confrontation d’un médecin et d’un cuisinier afin de savoir lequel, du médecin ou du cuisinier, est compétent pour décider quels aliments sont bienfaisants et quels autres sont nocifs, le pauvre médecin n’aurait plus qu’à mourir de faim ! » Le cuisinier saura plus que le médecin convaincre des enfants qu’il connaît mieux que quiconque les règles d’une alimentation saine. Et ce tout simplement parce que les enfants préfèrent naturellement la nourriture du cuisinier aux potions amères du médecin.

Voilà une belle leçon. Dès lors que quelqu’un se propose d’assouvir nos instincts, y compris les plus bas (cupidité, luxure…), alors nous prêtons le flanc à la manipulation et nous courons le risque d’être trompés. Ceux qui, au travers de livres, nous vendent le pouvoir fantasmé de soumettre insidieusement l’autre à notre propre volonté, ne se comportent-ils donc pas, ni plus ni moins, en manipulateurs ?